La conquete du courage

La conquête du courage

Stephen Crane - (1895)

titre original: The red badge of courage

Editions Sillage – Traduction Dominique Aury – 2006
Livre de Poche - Traduction : Francis Viellé-Griffin & Henry D. Davray – 1967 (épuisé)


À première vue il s'agit d'un récit concentré sur et dans la guerre de Sécession durant les quelques jours dantesques de la bataille de Chancellorville (Virginie - 1863), synonyme de désastre intégral pour les abolitionnistes de l'Union, mais en fin de compte, cette conquête du courage n’a rien d’une succession de scènes de combats épiques ou pas. On est en présence d'un texte dérangeant qui côtoie la mort de si près qu'elle nous apparaît bientôt presque aussi familière que le souffle de la vie.

Ce court roman propose une approche quasi naturaliste de la guerre avec des champs de bataille perdus au beau milieu des forêts de Virginie. Mais par-dessus tout Stephen Crane s'intéresse à l'homme, en l'occurrence à un personnage central répondant au nom d'Henry Flemming; alias "le jeune homme". À travers ses doutes, ses peurs, ses atermoiements, comme ses coups de sang nous nous trouvons confrontés à une réalité sans fard, nous percevons la mort avec l'acuité de celui qui la frôle. Crane nous fait plonger au cœur de l'humain, et s’il parvient à réaliser un tel prodige, c'est qu'il a su sonder le cœur de nombreux rescapés de la guerre civile, le journaliste (correspondant de guerre) qu'il était est parvenu à extirper la parole perdue d'hommes fermés à double-tour.

La clé du récit est certainement le basculement de l'adolescent vers l'âge adulte en l'espace de quelques heures d'errance. Sa rencontre initiale avec la réalité d'une guerre tapie dans les bois est un sacré beau moment de littérature. Dominé par ses peurs, proprement halluciné, il subira l'épreuve du renoncement puis celle du mensonge intime. Pour s'en défaire il devra marcher (littéralement) prendre du recul avec lui-même, renoncer à l'immortalité propre à sa jeunesse.

Sauf que cette traversée en plein cœur de la fureur des hommes, des blessés, des agonisants et des morts est tout sauf une apologie guerrière, pas plus qu'une ode au pacifisme d'ailleurs. Il n'y a nulle part l'affirmation d'une quelconque morale et Dieu est étonnement absent des combats; on se retrouve projeté en première ligne aux cotés de ces recrues yankees comme pris dans la nasse d'un conflit qui dépasse leur entendement. La médaille rouge du courage – the red badge of courage - n'a rien à voir avec les ors d'une gloire qui s'épinglerait à la poitrine d'un uniforme amidonné mais beaucoup à voir avec la poussière et le sang mêlés au beau milieu de nulle part.

Quant à sa manière de nous projeter fusil à l'épaule dans l'enfer de Chancellorville, elle est tout simplement bluffante de vérité. En procédant le plus souvent par petites touches évocatrices Stephen Crane fait preuve d'un magnifique talent de conteur. La précision autant que la simplicité de ses mots n'a rien de moderne, elle est juste intemporelle.

Ainsi la "Conquête du courage" est devenu un best-seller, un master piece de la littérature américaine après que son auteur eut publié un roman destiné à n'être qu'un feuilleton de journal.

Par rapport au texte anglais, la traduction originale est plutôt du genre ampoulé, ne lésinant pas sur l'adverbe, mais au bout du compte je lui trouve un joli charme suranné. En tout état de cause ça reste parfaitement lisible. Il est certain que la version de Francis Viellé-Griffin & Henry D. Davray contraste avec la version de 2006 de Dominique Aury qui adopte une langue plus directe, plus moderne. Aussi il importait de restituer le coté abrupt et parfois viril du texte de Stephen Crane; je ne suis pas certain que ce soit toujours le cas dans les versions françaises.

Quoi qu'il en soit, la conquête du courage reste un roman hors norme, tellement intense qu'il lègue au lecteur comme un supplément d'âme.


Premiers mots, premières pages…(extraits tirés d'Internet)


The cold passed reluctantly from the earth, and the retiring fogs revealed an army stretched out on the hills, resting. As the landscape changed from brown to green, the army awakened, and began to tremble with eagerness at the noise of rumors. It cast its eyes upon the roads, which were growing from long troughs of liquid mud to proper thoroughfares. A river, ambertinted in the shadow of its banks, purled at the army's feet; and at night, when the stream had become of a sorrowful blackness, one could see across it the red, eyelike gleam of hostile campfires set in the low brows of distant hills.

Once a certain tall soldier developed virtues and went resolutely to wash a shirt. He came flying back from a brook waving his garment bannerlike. He was swelled with a tale he had heard from a reliable friend, who had heard it from a truthful cavalryman, who had heard it from his trustworthy brother, one of the orderlies at division headquarters. He adopted theimportant air of a herald in red and gold.
"We're goin' t' move t' morrah--sure," he said pompously to a group in the company street. "We're goin' 'way up the river, cut across, an' come around in behint 'em."

To his attentive audience he drew a loud and elaborate plan of a very brilliant campaign.
When he had finished, the blue-clothed men scattered into small arguing groups between the rows of squat brown huts. A negro teamster who had been dancing upon a cracker box with the hilarious encouragement of twoscore soldiers was deserted. He sat mournfully down. Smoke drifted lazily from a multitude of quaint chimneys.

"It's a lie! that's all it is--a thunderin' lie!" said another private loudly. His smooth face was flushed, and his hands were thrust sulkily into his trousers' pockets. He took the matter as an affront to him. "I don't believe the derned old army's ever going to move. We're set. I've got ready to move eight times in the last two weeks, and we ain't moved yet."

The tall soldier felt called upon to defend the truth of a rumor he himself had introduced. He and the loud one came near to fighting over it.




Petit comparatif entre 3 versions d'un même paragraphe de la conquête du courage. Pas de jugement à attendre simplement un regard différent à porter sur l'histoire.





Traduction Dominique Aury – 2006




Dans les yeux d'Henry passa l'expression qu'on voit dans le regard des chevaux harassés. Des spasmes nerveux parcouraient son cou, et les muscles de ses bras étaient engourdis et glacés. Ses mains aussi lui paraissaient gauches, enflées, comme s'il avait porté d'invisibles gants. Et il n'était absolument pas sûr de ses genoux.

Les paroles prononcées par ses camarades avant la reprise de la fusillade lui revenaient. "Dis donc, ça fait trop d'un coup! Ils nous prennent pour quoi? Et les renforts, on nous en envoie pas? Je suis quand même pas venu me battre contre l'armée rebelle tout entière."

Il commençait à s'exagérer l'endurance, le métier et le courage de ceux qui attaquaient. Chancelant d'épuisement, il était au comble de la stupeur devant leur acharnement. Ils devaient être en acier. Ce n'était pas engageant de se battre contre de pareilles machines, qui étaient peut-être remontées pour fonctionner jusqu'au couché du soleil.

Il épaula lentement son fusil et, dans un instant d'éclaircie au milieu de la confusion, fit feu sur un groupe au galop. Puis il s'arrêta en essayant d'apercevoir de nouveau quelque chose au milieu de la fumée. Le terrain était couvert de soldats qui couraient tous comme autant de démons à qui on donnerait la chasse, et qui hurlaient.

Pour l'adolescent, c'était un assaut de dragons épouvantables. Il devint comme l'homme qui perdit l'usage de ses jambes à l'approche du monstre rouge et vert. Il attendait, il écoutait, immobile, dans une sorte d'horreur. On aurait dit qu'il fermait les yeux pour être avalé.

À coté de lui, un soldat qui jusque là n'avait pas cessé de faire fonctionner fébrilement son fusil s'arrêta tout d'un coup pour se sauver en hurlant. Un jeune gars, au visage éclairé d'une enivrante expression de courage, de la majesté que donne le sacrifice de la vie, fut en une seconde frappé d'une terreur abjecte. Il blêmit comme un homme qui marche dans le noir au bord d'un précipice et s'en aperçoit brusquement. Ce fut une révélation…








Traduction : Francis Viellé-Griffin & Henry D. Davray – 1967




Dans les yeux du jeune homme passa l'expression qu'on voit dans le regard des chevaux harassés; les nerfs de son cou palpitaient d'une faiblesse fébrile et les muscles des bras étaient comme engourdis; ses mains aussi lui semblaient enflées et gauches, comme enfoncées dans de gros gants invisibles. Ses genoux se dérobaient sous son poids.

Les paroles dites par les camarades, avant que n'éclatât le feu, lui revenaient:
" Dis donc! C'est abuser des bonnes choses! Pour qui nous prennent-ils? Pourquoi qu'on nous envoie pas de renforts? Je ne suis pas venu ici pour me battre contre toute l'armée rebelle!"

Il commençait à s'exagérer l'endurance, l'adresse et la valeur de ceux qui arrivaient là-bas. Lui qui se tenait à peine d'épuisement, il s'étonnait au-delà de toute expression d'une pareille persistance. Ce devrait être des machines d'acier: n'était-ce vraiment pas lugubre d'avoir à lutter contre des instruments de cette sorte, remontés peut-être pour se battre jusqu'au soir? Il leva lentement son fusil et, entrevoyant un coin de champ grouillant de gens, il fit feu sur un groupe qui galopait. Après quoi il se baissa vite et guetta de son mieux à travers la fumée. Il happa au passage des aspects changeants de ce terrain couvert d'êtres qui couraient tous en hurlant comme poursuivis par des démons. Le jeune homme s'imagina quelque assaut de dragons redoutables, et, comme le paysan du conte qui perdit l'usage de ses jambes à l'approche du monstre rouge et vert, il resta immobile dans une attitude horrifiée et comme aux écoutes; il semblait qu'il fermât les yeux dans l'attente d'être avalé.

À son coté, un soldat qui n'avait cessé de manier fébrilement son fusil, s'arrêta soudain, le lâcha et prit la fuite en poussant des hurlements. Le visage d'un jeune gars éclaira jusque-là d'une expression de courage exalté, de cette audace majestueuse du sacrifice de la vie, fut un instant obscurci d'une terreur abjecte. Il pâlit comme un homme qui marchant dans l'ombre, s'aperçoit tout à coup qu'il va choir dans un précipice: ce fut une révélation…






Version originale (S Crane 1895)




Into the youth's eyes there came a look that one can see in the orbs of a jaded horse. His neck was quivering with nervous weakness and the muscles of his arms felt numb and bloodless. His hands, too, seemed large and awkward as if he was wearing invisible mittens. And there was a great uncertainty about his knee joints.

The words that comrades had uttered previous to the firing began to recur to him. "Oh, say, this is too much of a good thing! What do they take us for--why don't they send supports? I didn't come here to fight the hull damned rebel army."

He began to exaggerate the endurance, the skill, and the valor of those who were coming. Himself reeling from exhaustion, he was astonished beyond measure at such persistency. They must be machines of steel. It was very gloomy struggling against such affairs, wound up perhaps to fight until sundown. He slowly lifted his rifle and catching a glimpse of the thickspread field he blazed at a cantering cluster. He stopped then and began to peer as best he could through the smoke. He caught changing views of the ground covered with men who were all running like pursued imps, and yelling. To the youth it was an onslaught of redoubtable dragons. He became like the man who lost his legs at the approach of the red and green monster. He waited in a sort of a horrified, listening attitude. He seemed to shut his eyes and wait to be gobbled.

A man near him who up to this time had been working feverishly at his rifle suddenly stopped and ran with howls. A lad whose face had borne an expression of exalted courage, the majesty of he who dares give his life, was, at an instant, smitten abject. He blanched like one who has come to the edge of a cliff at midnight and is suddenly made aware. There was a revelation…


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